Je ponds
Je ponds.
J’essaie de pondre. C’est normal. Il faut pondre, c'est comme ça. Il y a des gens qui savent quand ils vont pondre, qui sont hyper à l’écoute de leur corps, mais pas moi. Il n’y a qu’en testant que je sais si c’est pour bientôt ou non, si je vais pondre prochainement ou si j’ai le temps, que je suis tranquille. Donc chaque jour j’essaie de pondre, je pousse. Chaque jour je m’accroupis et je pousse, au cas où, avant de sortir. Je préfère tester avant de sortir pour que la ponte n’arrive pas n’importe quand : dans le bus ou dans la queue au supermarché par exemple. Ce serait gênant, je veux dire, je pourrais rater mon arrêt ou bloquer la caisse. Il y a des gens qui s’en fichent, ils pondent n’importe où, au milieu du trottoir, en conduisant, dans les cafés, dans la salle de ponte de leur entreprise. Mais moi je n’y arriverais pas, à m’abandonner au milieu des autres. J’ai déjà fait des crises de ponte soudaine, à force de me retenir, me suis envolée contre les murs, ai pondu sur le plateau à café dans la salle de réu, ai renversé toutes les chaises. Je sais que ça pourrait se soigner, qu’il y a des thérapies pour libérer la ponte des contingences mentales. Mais j’ai été déclarée non réceptive. J’ai une carte pour le prouver. Alors je teste deux fois par jour au moins, au lever et au coucher, je m’accroupis deux fois par jour au moins pour tester, et si je dois pondre sous peu je ne sors pas, je reste chez moi et je ponds, c’est comme ça. Mes employeurs sont au courant, quand je dois pondre ils m’envoient du travail à la maison. Je ponds et je travaille. C’est normal.
Je ponds.
Je ponds, il faut pondre et j'aime pondre donc tout devrait bien aller, mais ce qui devrait aller bien ne va pas toujours. Même si on n’y croit pas. On croit que ce qui devrait aller ira. C’est normal de croire ça, c’est logique. Mais ce n’est pas vrai. Les œufs peuvent se coincer. Chez les oiseaux les œufs peuvent se coincer, c’est vrai. Ou se casser dans le corps, et alors c'est la mort. Ça ne sort pas ça s’infecte c'est la mort. Ça se casse ça lacère l’intérieur ça s’infecte c’est la mort. C’est fragile, c’est vrai, les oiseaux. Il faudrait que nous soyons beaucoup plus petits pour pouvoir opérer les oiseaux, pour voir ce qu’ils ont quand ça ne va pas, des fois on ne voit pas, on ne comprend pas ce qu’il se passe, l’oiseau est là il tousse puis il est mort. Tout va trop vite. Bien sûr nous sommes plus gros, il est plus facile de nous opérer entre nous, de nous ouvrir et nous refermer sans faire de dégâts. Mais parfois on s’y prend trop tard, on croit qu’on a tout le temps, que ça va aller. On croit que ce n’est rien. On laisse trainer on ira plus tard on tousse et on est mort. Ça arrive.
Je ponds.
En attendant il faut pondre, c'est comme ça. On doit bien faire attention à ce qu’on mange, à ce qu’on boit, à ce qu’on respire, à ce qu’on fait. Prendre soin, songer, faire des listes, préparer, pondre. C’est un travail. Les gens attendent de voir nos œufs. Nous pondons nos œufs et les gens les regardent, les observent. Ils voudraient les décorer eux-mêmes, ils se croient à Pâques. Ils voudraient monter au ciel aussi, c’est normal. Parce qu'on finit par terre. On finit par terre et on s'enfonce, et comme le ciel c'est l'inverse ça a l’air mieux. Mais on aurait l’air con à être tous dans le ciel. Et les gens sur terre verraient plus le soleil à force. Ou alors il faudrait qu’ils viennent sur nous, qu’ils viennent sur le sol fait de nous. Nous serions bien avancés, en devenant le sol à nous seuls, en disparaissant sous les gens accumulés plutôt que sous l’herbe, avec une couche d’air entre la terre première et nous, loin des roches et de la tectonique des plaques et ballottés par les vents. Bien avancés.
Je ponds.
Il faut pondre mais je ne peux pas pondre sans sortir de moi avant. Mon corps ne veut pas que je sorte de moi, je dois le forcer : ça me fait parler de tout ça me fait sauter partout ça me fait faire des bonds. Je volette sur le canapé je volette sur le tapis je volette sur quelqu'un. Je deviens folle quand je ne suis plus dans moi, c’est normal, et alors peut apparaitre l’œuf, le nouveau, l’inconnu. Au moment où il sort je reviens dans moi, je ne suis plus folle et je descends de mon perchoir. Il y a un attrait de l'inconnu, je ne sais pas pourquoi. Je suis incapable de savoir pourquoi il y a un attrait de l'inconnu. Qu'est-ce qui fait qu'il y a un attrait de l'inconnu ? C'est absurde quand on y pense. Ça a pu être utile quand il n'y avait pas de nourriture dans les supermarchés mais maintenant c’est absurde. Surtout avec les gardes-frontières, la police, les milices. La pollution. Mais il faut du contre-productif, il faut des erreurs de conception. Il faut des maladies, il faut des mélanges, des problèmes, des incohérences. Ça me rend un peu folle, les incohérences. Certaines gens, ça les fait croire, moi je dis que ça me rend un peu folle. Je ne sais pas si c’est pareil croire et être fou, en tous cas ce n’est pas comme de sortir de soi. C’est une folie permanente.
Je ponds.
Je ponds ça vient ça sort. C'est un œuf. Un bel œuf, il est tout bleu. Des motifs apparaissent dessus, ils racontent une histoire. L'histoire est terrible. Il faut pondre à nouveau, il faut changer l'histoire. On ne peut pas avoir une histoire pareille. On ne peut pas laisser passer une histoire comme ça. On ne peut pas la montrer, on ne peut pas la raconter. C'est trop affreux. On met l’œuf de côté, on ne peut pas le détruire non plus, mais on le met dans l’armoire en attendant de pouvoir y faire face. Et on doit à nouveau faire tout, intérieur, coquille. On doit faire une coquille avec une belle histoire pour protéger l'intérieur. Et ne pas couver. Si on ne couve pas l’intérieur sera comme une graine, il restera en suspens. C'est un œuf mais c’est une graine. C'est pour plus tard, quand les conditions seront réunies pour accueillir la belle histoire. Il faut pousser, il faut penser à plus tard. C'est important parce que ça va arriver, plus tard sera un jour là, et il faudra planter les graines, avec toutes les histoires. Car si on n’en a pas, on aura raté le monde. Ce serait con.
Je ponds.
On pourrait croire qu’il faut planter les graines maintenant. J’ai pondu, j’ai plein de graines. Je pourrais les planter et ça pourrait transformer le monde. On pourrait tout à fait croire ça, on pourrait tout à fait croire qu’il faut les planter pour changer le monde. Que ça doit se faire petit à petit, à chaque ponte, dès maintenant. Certaines gens croient ça, et elles le font. Elles plantent de suite les graines, à peine pondues. L’important c’est de pondre, c’est aux autres de faire ce qu’elles veulent avec les œufs, ils s’en sortiront. Voilà ce qu’on dit en plantant. Moi je voudrais y croire mais je dis autre chose. Si tu plantes les graines, il faut les surveiller, les arroser, les mettre au soleil, empêcher qu’on leur construise un immeuble dessus. Tu dois acheter la terre où les graines vont être plantées, tu dois l’acheter pour mille ans au moins, et pour ça tu dois croire que la terre pourra être la leur au moins mille ans. C’est un travail. Et si c’est toi qui le fait pendant ce temps tu ne ponds pas bien, parce qu’il faut garder tous ses nutriments pour faire de beaux œufs. Il faut avoir de quoi pondre, parce que de toutes les façons ils te prendront ce dont ils ont besoin. Si tu n’as pas assez, ils te prendront tout, et quelqu’un prendra leur terre, et détruira ce que tu y auras planté. Il faut être sûres.
Je ponds.
Ou bien on pourrait penser qu’il faut d’abord une sorte d’extinction ou de mutation soudaine. Une sorte d’abîme, de compost. Qu’on ne pourra planter les graines qu’après. Ce n’est pas très clair encore, car l’abîme c’est la faille qui s’ouvre sous nos pieds et engloutit le monde, le plonge dans le noir. Le compost c’est le monde qui se mêle entre lui-même et se condense, brûlant. Ce n’est pas pareil. Il y a l’obscurité et le feu. On pourrait penser qu’il faut différer un peu pour voir ça, puis pour que ça s’éclaircisse ou que ça refroidisse. Que les cendres retombent. On pourrait vouloir laisser quelques graines de côté, en préserver. Pondre en secret. Prendre un morceau de terre et l’observer : est-ce qu’il résiste un an ? Est-ce qu’il résiste trois ans ? Est-ce qu’il résiste sept ans ? En attendant, je mets les œufs dans l’armoire en chêne. Elle semble plus solide, plus ancienne que les lieux que j’ai connu jusqu’à présent. Et plus personne n’irait voler une armoire en chêne. C’est bien trop lourd. Il y a des choses dont on peut être sûres, et d’autres moins. Il faudra peut-être penser à recouvrir la terre d’armoires en chêne. Il faudra bien trouver une solution.
Je ponds.
Ce n’est pas comme si on pouvait s’arrêter de pondre. Comme si on pouvait faire une grève de la ponte. Ça vient, c’est comme ça, on ne décide pas. On essaie pourtant, parfois, on se met un truc pour bloquer la sortie. Ce n’est pas très ragoûtant. Ce n’est pas très agréable non plus, on garde l’œuf en nous, mais on ne peut pas le garder très longtemps. Un autre arrive toujours, fatalement. J’ai connu quelqu’un comme ça qui avait gardé sept œufs dans lui. Sept œufs. Il souffrait énormément, et il finirent par sortir, tous d’un coup. Il pondit. Le premier des sept œufs, celui qui était resté une semaine, avait commencé à éclore, et il se cassa en sortant, écrasé par les autres. Sa tige était à peine visible, translucide. Sa coquille se brisa en de tous petits morceaux, sous chaque œuf pondu. Le dernier était déformé, il n’avait pas eu l’espace pour se développer correctement. La grève n’est pas une solution, elle est un outil, elle est un soulagement. Mais elle est aussi un coup donné en retour, et il y a des domaines où les lois physiques impliquent un rebond. Comme lorsqu’on utilise un yo-yo. Ou un boomerang. Ou un bâton et un chien. Il faut se concerter et prévoir les conséquences de ses actions. Se protéger des rebonds, déjà. Porter un casque.
Je ponds.
Parfois au levé il y a un œuf dans mon lit. C’est étrange de pondre la nuit, parce que je me souviens juste d’un moment de flottaison, mais mes draps sont éparpillés partout. Des fois aussi j’ai des bleus. La plupart du temps je me réveille parce que j’ai froid, je constate les dégâts, je range l’œuf et je me rendors. Alors je rêve de l’œuf, de ce qu’il contient. Je vois de petits animaux qui sortent, qui font attention au monde autour d’eux. Ils se serrent les uns contre les autres, ils ne se quittent jamais, ils avancent ensemble. Ils forment un petit chœur, une forme qui change, parfois l’un va devant, parfois l’autre se retrouve entre tous. Il n’y a qu’une place centrale. L’animal à cet endroit peut toucher tous les autres et comprendre tout. Il est au milieu, il est en équilibre. C’est comme s’il voyait mille fois, sous mille angles. Mais ils ne sont pas beaucoup, à peine sept ou huit. Je les vois grandir, je les vois s’emplumer ou quoi et devenir différents. Au début, ils me semblaient tous pareils. Puis ils sont tous différents. Ils l’étaient dès l’éclosion, mais je ne l’avais pas vu. Ça c’est un des rêves, il y en a plein d’autres, et ils sont tous différents aussi. On ne voit pas tout.
Je ponds.
C’est mon action principale en ce moment. C’est tous les jours, souvent plusieurs fois par jour. C’est comme ça, je ne le fais pas exprès, je ne prends aucun médicament pour, je n’ai pas prévu de faire un élevage, je n’ai pas tant d’armoires en chêne que ça. Mais c’est comme si mon corps ne voulait plus sortir. Il m’oblige à rester dans la maison et à pondre. Accroupis-toi. Ça vient. Il me dit ça et j’attends en travaillant, ou en bouquinant. Les piles de livres et de travail fondent. Je sens que presque, que presque ça va sortir, l’œuf, mais c’est long, ça prend des heures. J’attends toute la journée avec l’impression que ça va débuter dans un instant. C’est comme quand on essaie de téléphoner à un service téléphonique, il y a une musique infernale qui ne s’arrête jamais. On doit la mettre bien fort pour ne pas rater le moment où elle s’arrêtera, parce qu’on y croit. Tantale aussi y croit, c’est normal. L’espoir est naturel. À un moment de la musique, il y a comme une respiration, on croit qu’on va avoir quelqu’un, qu’on va enfin pouvoir expliquer pourquoi on appelle, mais c’est la boucle qui est bouclée et c’est reparti. Le seul moyen pour avoir le service au téléphone, c’est de commencer à faire un truc délicat. Aller aux toilettes. Faire bouillir des choses. Manger un soufflé. Seuls ces moments, la bouche ou les mains pleines, la casserole qui déborde, rompent le sort infernal. Et seule l’inutilité de sortir, car il est trop tard pour voir les gens, finit par déclencher la ponte. Je ponds et je ne vois plus personne, je suis de plus en plus seule. La solitude s’apprivoise, mais.
Je ponds.
Pour moi, pondre est intime. Il y a des gens qui pondent entre eux, mais moi je ne vais pas aux groupes de ponte, ça me gêne, je préfère être seule, même si en général je n’aime pas beaucoup ça. Je veux dire, je lis ou j’écoute des histoires, tout le temps. Tout le temps. Il n’y a qu’avec la ponte, quand je reviens dans moi et que l’œuf est là, sorti, que je suis seule avec moi-même. Et peut-être aussi juste avant la ponte, quand je volète. Oui, à ce moment-là, c’est comme quand je réfléchis. J’aime réfléchir. Mais ce n’est pas confortable toute seule, il est difficile de pousser sa pensée, il faut vraiment la forcer à sortir. Le mental se dérobe sous mille autres choses, appeler les voisins, répondre au recensement, retrouver la spatule perdue. Mais, une fois quelque chose attrapé, un bout qui semble intéressant, d’autres choses viennent avec, je veux dire, les éléments, dans la tête, sont tous collés ou accrochés à d’autres, et c’est ça qui les rend intéressants, c’est le mélange et les liens. Il ne faut pas que tout vienne d’un coup, il ne faut pas non plus tirer trop fort et que le fil se casse. Après, on organise, on répertorie les liens. Parce qu’il y a quelque chose de fou dans la pensée. Il y a toutes les sortes de logiques qui jonglent avec ce dont on est rempli, et ça fait beaucoup. Les logiques se bousculent et ne se comprennent pas entre elles. Réfléchir c’est essayer de comprendre une logique. De comprendre les logiques une par une. Et puis, vient le choix.
Je ponds.
Ça se voit bien sur mes œufs que j’écoute des histoires et que je suis informée de diverses choses. On se remplit tout le temps, et on range les informations avec les émotions qui leur sont associées. On apprend des choses et on en laisse de côté. C’est normal, disent les gens. On entend des choses, on entend des choses répétées par la famille depuis l’enfance, par la télévision, par les gens qui viennent nous voir, par les gens qu’on doit aller voir, par les gens qui parlent fort dans les lieux publics. C’est vrai, on se remplit. Des fois on se remplit de plein de choses un peu sales mais bon elles ont l’air toutes petites les unes séparées des autres mais en vrai si on se mettait plus loin on verrait qu’elles sont horribles les unes accolées aux autres, qu’elles forment un monstre compact qui n’admet que ce qui vient le consolider. On verrait que les émotions fortes viennent conforter le monstre, qu’elles sont accaparé par lui, et qu’on ne peut plus accueillir les pensées qui ne veulent pas s’y accrocher, les pensées qui sont les enfants sur le lit. Alors je me remplis avec des histoires, je les pioche dans différents endroits pour qu’elles puissent s’accrocher plus facilement. Qu’elles ne puissent pas former un trou noir. Dans les histoires, il y a une logique et des illogismes qui me font réfléchir à leur nature. Et les émotions sont du domaine des rêves, elles sont un lavement, un apaisement de l’esprit. Je ne comprends pas pourquoi les gens veulent contrôler leurs rêves. Ils devraient profiter. On n’est pas dans une émission de télé-réalité.
Je ponds.
Je ne contrôle pas ce que je ponds. Bien sûr je contrôle ce que je vois, ça influence, mais la ponte est un produit de l’ici et maintenant. La couleur de l’œuf, sa taille, l’histoire marquée dessus, la matière de sa coquille, ce qu’il protège. C’est un œuf de l’instant présent. Un instantané, une photographie, une empreinte, un fossile, une archive, un récit, une légende. Je ponds les évènements d’en ce moment, je ponds mes peurs et mes souffrances, je ponds ma rage. Parfois je voudrais la prendre et l’exploser au mur, mais elle est une graine, et il faut qu’elle refroidisse avant d’éclore, celle-là, c’est sûr. Je la mets au congélateur, un moment, avant de la déposer doucement dans l’armoire. Il faut qu’elle y soit aussi pour plus tard, qu’elle s’ajoute aux autres légendes, aux œufs qui ont survécu, qui n’ont pas éclo, et qui racontent les époques, les continents, les sociétés, le monde autour d’eux, depuis le début des pontes. Il faut qu’à un moment ça soit suffisant pour comprendre comment les choses marchent, reviennent. Pour couper court, pour faire éclore des histoires qui lavent les poids hérités, qui brandissent à la lumière et dénouent les monstres. Car c’est comme ça qu’on sait que les choses reviennent, qu’il y a des cycles : on retrouve des œufs aux motifs proches de motifs qu’on a déjà vus avant, et avant avant, et avant avant avant. On peut retourner très loin, on voit qu’on avance pareil. Les décors sont tous différents, mais l’histoire est la même. Les personnages changent, mais les motivations pas vraiment. Tout est histoire de motivation.